DOCERE

Jean Grosjean

« Le voilà qui remonte vers Battenans
Avec la fumée de nos toits.

On croit qu'il n'en fait qu'à sa tête
mais il écoute en lui frémir sa cause,
il entend ce que le dieu souhaite.

Il est cette aube de paix diffuse
qu'ont escomptée toutes les batailles
et ses victoires sont entièrement fidèles.

Il est le familier du dieu
moins par courage que par intelligence
car le maître est maître de l'âme
et la mesure des mondes.

Non que le dieu lui cache rien
mais rien du dieu n'est visible que dit
et Lazare est l'un des convives.

Ses jours sont des ruisseaux qu'on entend sourdre,
des drapeaux qu'un souffle déploie.
Son âme est un ciel déchiré
qui flotte à la hampe des arbres.

Mais attention, l'âme est subtile.
Fidèle à vivre elle trahit tous les dieux
et sort du temple en secouant ses sandales. »

— Jean Grosjean, Le stratège, Le sommet de la route et l'ombre de la croix, extrait de La lueur des jours, p. 120

« Disparaître à ta guise, souveraine lumière, c'est ta façon de luire encore. »

— Jean Grosjean, Quem Quæritis?, Apocalypse, éd. Poésie Gallimard, p. 38

« Que me sont en effet tes dons sauf la soif d'une issue? Tu me dispenses de bravoure. Ma liberté est de n'avoir pas le choix. »

— Jean Grosjean, Les clés de l'Hadès, Apocalypse, éd. Poésie Gallimard, p. 59

« Pilate impère au messie le chemin du messie, mais Pilate n'est pas du voyage, il attend promotion. »

— Jean Grosjean, Les clés de l'Hadès, Apocalypse, éd. Poésie Gallimard, p. 61

« Calme est la nuit sur le monde. Les étoiles et les soldats sont chacun au poste que leur assigne César. On hésiterait de quel côté du trépas règne le shéol sans, sur terre, de si évidentes hiérarchies.

Le verbe s'avance à leur encontre. Le jour se met à poindre. Les constellations blêmissent dans l'orient. Les militaires frisonnent dans le demi-sommeil de la discipline.

Ils sont de garde au tombeau par crainte qu'on leur ravisse le corps. Ils ne savent pas que le maître est maître du Tartare, mais leur raideur est l'emblême des déroutes.

Le fils de l'homme regarde un instant le dos des occupants fameux qui font front à la rosée judéenne. Et pour la première fois depuis la fondation du monde, il rit. C'est dimanche.

Il dit : « Je tiens les clés de la mort et de l'Hadès. » (Toute la création se retourne.)

Alors, le centurion fait la culbute s'emmêlant les jambes dans son S.P.Q.R (C.Q.F.D). »

— Jean Grosjean, Les clés de l'Hadès, Apocalypse, éd. Poésie Gallimard, p. 65

« Les jours s'en vont au fond des vergers qu'ils fleurissent
mais la lune brouillée de bruine sur les toits
est la seule amie de village à nous attendre
le long des hauts fumiers carrés qu'elle caresse.


Lampe tenace au plafond des pluies ténébreuses,
tu es le dieu du bonheur et des arbres morts,
la clarté des morts dans leur tombe et dans notre âme.


Qui sait jusqu'où ni quel soir tu vas nous conduire?
Le ciel est si trouble et la terre si douteuse!
Toi qui parcours les brouillards que nous habitons,
qui sait si tu ne franchis pas les triples portes?


Chauleuse des coteaux épars, à toi nos vitres,
à toi le coffre au bout du plancher. Quand le vent
te poncerait comme une effigie, que d'oboles
dans les flaques pour soudoyer le factionnaire! »

— Jean Grosjean, VII, Hiver, éd. Poésie Gallimard, p. 104

« Est-ce que ton nom ne me fut pas prédit avant que rien encore ne commençât, quand titubait mon âme assourdie de silence au bord du puits céleste ?

Et quand follement les tintamarres forains secouèrent la clématite, j'ai été sûr que tu saurais tenir tête aux nuits torrentielles du grand ange.

Mais te fallait-il tant de si longs jours pour supplanter nos guerres, nos deuils, ma soif et ta propre apparance en mon cœur alors qu'autour de moi tournaient les signes et les cyclones?

Les printemps effleuraient de leur pieds blêmes les lacs et s'en allaient, pervenche aux dents, mourir de dégoût dans les taillis sans laisser de trace sur la mousse faute de s'être étendus contre ton corps.

Tant de soleils et de mouches foreuses sous l'étouffante frondaison m'assiégèrent qu'à la nuit j'ai fui sur la mer leur rumeur qui m'interdisait de t'entendre respirer.

J'ai guetté ta voix dans les syllabes étrangères pareilles aux pluies sans fin sur les greniers vides, sans trouver de répit qu'à des remâchements d'herbe dont je trompais lâchement mon attente.

Que de fureurs, une fois leur force épuisée, m'abandonnèrent stupide et frémissant sur l'amas des mondes en débris sans que ma joue ait frôlé à travers l'orage ton épaule!

Certes, après tes intolérables discrétions et les chers crimes par qui je m'ouvrais mes chemins, quel saisissement d'avoir cru t'entendre approcher et d'entendre aux lisières de tes cils ton regard!

Solennité, solennel déchirement du voile quand à quinze heures le dieu des vieux étés voit d'un seuil octobral le ciel nacreux à portée de sa main.

Alors un buisson flambe tout seul, tout l'après-midi, au bout d'une terre déserte avec ton crépitement de paroles brèves à mi-voix qu'aucun détour ne m'aurait mené en écouter d'autres.

Si tes cendres s'endorment un soir sans le fossé où de frêles souffles les mêleront aux miennes, saurons-nous encore à quelle hauteur nocturne brasillent les étincelles de notre feu ? »

— Jean Grosjean, II, Élégies, éd. Poésie Gallimard, p. 112

« Jamais ne fut ni ne sera rêvé plus de lumière que n'en tinrent nos mains ni plus d'espace que n'en ouvrirent nos pas quand nous marchions vers cette ombre où ton ombre me sert de blessure et de baume. »

— Jean Grosjean, IV, Élégies, éd. Poésie Gallimard, p. 118

« Délivré d'être libre, j'épouse en toi la chère pauvreté avec ses mains d'absence plus belles que les diamants des Indes.

Puissé-je, le soir de l'agonie, dormir sur un coteau tremblant jusqu'au réveil dans cette rosée dont m'aura enveloppé ton souffle. »

— Jean Grosjean, VIII, Élégies, éd. Poésie Gallimard, p. 126

« L'ombre me dissoudrait vite l'âme si tu suivais la tache de soleil qui tourne quelques heures sur le lierre ou la mousse pour n'être plus qu'un souvenir dont doute la nuit.

Ne t'éloigne pas de moi comme firent les grands et tristes beaux jours de l'enfance avec leurs corolles célestes aux chevilles et leurs abîmes d'azur sur la tête.

Qu'importe que mes matins se soient retirés à reculons dans le buis âcre ou l'éclatante giroflée si tu règnes à leur place sans défaillance.

T'enfuirais-tu par les sentiers de frêles cardamines où les angélus expirent le long des chatons pelucheux que la voix du coucou fait pleurer?

Songe à cet abandon sans rive, auquel me livrèrent un soir les peupliers dont s'anuitaient les brises et les corneilles dans le nid des étoiles frémissantes.

Ce n'est pas possible, pas tolérable, pas vrai que tu puisses être à l'image seulement de ce que tu fus et te soustraire à ma vivante mort derrière l'inaltérable empreinte de ton visage.

Pourquoi jalouser les royales indifférences qu'avec sa treille incueillie, ses noyers de bronze, sa poussière d'or en suspens, l'automne déploie sur les seuils qu'il déserte?

Tu me parleras encore, ne serait-ce que du plus léger bougement de tes cils, ou du moins tu m'entendras proférer du creux de mon âme ton nom, rien que ton nom avec l'effort terrible et la voix sourde qu'on essaie dans la fosse.

Le temps qui emporte dans ses méandres des manches d'outils et des guis de bonne année m'a depuis longtemps laissé sur la berge n'offrir qu'à toi qui n'as offert qu'à moi le peu d'eau dont sont capables les mains humaines.

Le jour en déclin allonge vers l'Est l'ombre du geste que nous continuerons d'emprunter toute la nuit aux éternels quand bien les sources des mondes seraient taries. »

— Jean Grosjean, IX, Élégies, éd. Poésie Gallimard, p. 127

« Puisque ni nos ténèbres n'ont d'étoiles ni nos journées n'ont de soleil, je hais les aubes qui oseraient sur les rosées des pas dont tu ne serais pas cause. »

— Jean Grosjean, XIII, Élégies, éd. Poésie Gallimard, p. 136

« Puisque personne n'a pu dénouer ma soif, c'est la clarté de tes lèvres bientôt qui rouvrira la primevère tremblante et peut-être mes yeux. »

— Jean Grosjean, XVI, Élégies, éd. Poésie Gallimard, p. 142

« J'avançais pas à pas dans ta gloire, à bout d'automne et d'âge, parmi l'or gaspillé et la rumeur des feuillages qu'on foule.

Trop merveilleux l'hiver dont tu te fis la pure lureur sur mes paupières pesantes! et je fus pris d'affreuse dormition quand renaissait dans le val l'herbe en fleurs.

Premier visage et dernière clarté, je ne pouvais m'éveiller sur les monts qu'à ton aspect de feu, de neige et d'âme.

Tends-moi la main comme un pommier de mai dont nous aimions la promesse au verger, et ta lèvre pareille au vin nouveau.

Je retrouve, à la senteur du gléchome ta sombre aisselle et ma soif de tes yeux qui font chanceler le ciel d'avril.

Pour seuls joyaux tu portes les empreintes du sourd combat que nous avons livré à l'ange des empires dans les caves.

La patiente écriture qui me parla longtemps à mots couverts au fond de l'âme, t'illumine le corps. »

— Jean Grosjean, XXIII, Élégies, éd. Poésie Gallimard, p. 175